MYSTERE des LANGUES
INTRODUCTION
Etait-ce mon "destin". mon appel, ma "vocation" à avoir vécu ma vie à passer de langue en langue ?
Lorsque j'ouvris les yeux (et les oreilles) dans une commune de Seine et Oise encore bien rurale tout en étant à l'est de Paris tout proche, je me trouvai souvent dans les bras de mon arrière-grand-mère qui me chantait des comptines en luxembourgeois, sa langue maternelle. Elle parlait aussi couramment le français et l'allemand, comme sa soeur, ma marraine.
Je n'avais pas pu connaître mon arrière-grand-père dont le breton trégorrois était la langue maternelle mais le breton continuait à résonner dans la mémoire émotionnelle de ma grand-mère.
Je n'avais pas connu non plus mon autre grand-mère maternelle qui avait été professeur au lycée d'Auxerre d'anglais et de latin, qu'elle parlait !
Ma mère parlait aussi couramment anglais, ce qui lui permit de travailler comme fonctionnaire internationale à la FAO. C'est d'elle que je tins ma propre vocation précoce de fonctionnaire international.
Quand je considère mes ancêtres à la troisième génération, ils avaient comme langue maternelle quatre langues différentes et ils parlaient presque tous une ou deux autres langues.
Pendant trente-trois ans, je travaillai comme juriste dans des institutions internationales dont les langues de travail étaient l'anglais et le français. Mais comme les langues officielles des Etats membres faisaient juridiquement foi, je devais très souvent consulter des documents dans différentes autres langues et interpréter le sens juridique exact dont ils étaient porteurs.
J'ai épousé une Suédoise et c'est en suédois que nous avons toujours communiqué.
Bref, j'ai toujours été environné de plusieurs langues et cela m'a incité à réfléchir tout au long de ma vie à ce sujet.
Les langues, c'est bien plus mystérieux que ce que l'on croit. Votre façon de les appréhender n'est probablement pas exacte, certainement incomplète ou biaisée.
1. Les langues, c'est d'abord PARLE
Tous ceux qui s'intéressent aux langues sont familiers de leur classification en familles.
En ce qui concerne, par exemple, la famille indo-européenne, ce sont d'inattendues similitudes de vocabulaire entre le sanscrit et d'autres langues anciennes telles que le latin et le grec qui étayèrent dès le XVIIIème siècle l'hypothèse que lesdites langues pouvaient être dérivées, au moins en partie, d'une même langue-mère. En les comparant à d'autres langues anciennes comme le gothique et l'irlandais ou archaïsantes comme le lituanien, des linguistes établirent également des analogies dans la morphologie.
Indéniablement, si l'on compare un même texte rédigé et en danois et en suédois, on sera frappé de la grande similitude tant de vocabulaire que de formes grammaticales et de syntaxe. La même conclusion s'imposera à qui compare un même texte en castillan et en portugais ou en polonais et en tchèque.
Ces analogies sont manifestes à qui LIT des textes dans ces langues. Or, on ne peut rien faire d'autre dans le cas de langues anciennes qui ont été parlées il y a 2000 ans, 3000 ans, voire près de 4000 ans (hittite).
Toutefois, une langue se manifeste d'abord et avant tout dans l'oralité.
Et là, les choses peuvent devenir radicalement différentes.
Qui, sans avoir appris ces langues, écoute un même texte en danois et en suédois ou en castillan et en portugais conclura qu'il s'agit de langues bien trop différentes à l'ouïe pour pouvoir être apparentées. En revanche, le castillan et le grec lui donneront une impression de similarité qu'il n'aura guère en écoutant du polonais et du croate ou du lituanien et du letton.
C'est sur cela que je veux m'arrêter dans le présent article.
Les peuples de la terre mettent leur identité dans la langue qu'ils PARLENT, pas dans celle qu'ils ECRIVENT. Or, nous avons tous commencé notre vie en PARLANT une ou deux langues. Ce n'est que bien plus tard que nous avons appris à écrire. Et bien des humains n'ont d'ailleurs jamais su écrire tout au long de leur vie.
Il faudrait donc appréhender les langues d'abord et avant tout dans leur manifestation orale.
Evidemment, c'est impossible pour les langues anciennes et cela compromet par conséquent les conclusions que nous tirons sur la base seulement de textes écrits.
Toutefois, je vais quand même tenter l'impossible sur la base de "lois" que je vais formuler ci-après parce qu'elles se vérifient au travers de connaissances historiques dont nous disposons.
De mon point de vue, il y a eu deux grandes ères dans l'histoire de l'oralité de l'humanité,à savoir avant et après l'invention de la transmission sans fil. Dès que les hommes ont pu écouter un appareil radiophonique, ils ont été exposés quotidiennement à des articulations standardisées des langues et cela a brouillé tout ce que je vais exposer maintenant qui ne vaut donc que pour la situation de l'oralité humaine avant ces inventions.
2. Les lois de l'oralité
A) L'inertie
Avant l'invention de la TSF, l'oralité était en principe dominée par l'inertie. Les petits enfants apprennent leur langue maternelle en enregistrant ses sons avec la précision d'un magnétophone.
Tant que l'humanité, dans les temps historiques, fut composée surtout de cultivateurs sédentaires, les enfants reproduisaient exactement la langue de leurs parents qui était, phonétiquement, exactement celle de leurs grands-parents.
A cet égard, la notion de langue est un leurre car chaque groupe humain, un village et ses hameaux, parlait un dialecte qui lui était propre et qui se distinguait rapidement de celui des villages voisins à mesure que l'on s'en éloignait. Et il suffisait du passage d'un grand fleuve, de la présence d'une grande forêt, de l'existence d'un relief pour que les dialectes parlés au delà fussent significativement différents à l'oreille.
En effet, qu'ils y fussent obligés (serfs) ou pas, les agriculteurs étaient des "manants". Ils RESTAIENT l'essentiel de leur temps dans leur ferme ou métairie.
Les professions mobiles étaient bien moins nombreuses. C'était le cas de certains artisans. Par exemple, maçons et charpentiers pouvaient passer de village en village pour proposer leurs services. Mais, en ce cas, ils restaient normalement à l'intérieur d'une région où l'intercompréhension restait possible. Le paysan et l'artisan qui conversaient se rendaient immédiatement compte qu'ils n'étaient pas du même village mais le gros de leur vocabulaire était suffisamment homogène pour qu'ils se comprissent. Il en allait de même de pauvres journaliers mais ils étaient de toute façon dans une situation bien trop précaire pour être linguistiquement attrayants.
Les plus mobiles étaient tout d'abord les marchands. Cependant, ils n'étaient pas les plus nombreux et, à certaines époques, ils furent même rarissimes. Ils étaient sans doute la partie de la population la plus ouverte à l'apprentissage d'autres langues mais c'était forcément bien plus difficile qu'à l'époque d'Assimil et de Berlitz. Et donc, ils se limitaient sans doute aux seules connaissances qui étaient propices à leurs transactions commerciales.
Certaines personnes en position d'autorité, y compris des religieux, les militaires et soldats pouvaient aussi se déplacer, et fort loin, mais leurs voyages en entre soi n'avaient guère d'influence sur la situation linguistique de la majorité des populations.
Du IXème siècle au XIIIème siècle environ, il y eut une période de nette réchauffement climatique. Les températures moyennes étaient alors en Scandinavie supérieures à ce qu'elles sont maintenant. Et pourtant, les drakkars des Vikings ne voguaient pas à l'essence ! A la faveur de meilleures récoltes, davantage de gens y atteignirent l'âge adulte. Il en résulta aussi que davantage de jeunes hommes s'aventurèrent à partir à la conquête du vaste monde. Dans les régions déjà habitées de longue date, cela se traduisit par les pillages restés un très mauvais souvenir tant sur le continent que dans les Iles Britanniques.
Mais il y eut aussi des Norvégiens pour partir à la conquête de terres nouvelles. L'une fut l'île d'Islande qui, à l'époque, avait donc un climat moins inhospitalier que celui qu'elle devait connaître quelques siècles plus tard.
Au IXème siècle, il n'y avait dans cette île qu'une poignée de moines Irlandais que les conquérants Norvégiens réduisirent en esclavage. Ensuite, s'ouvrit une période prolongée de colonisation de la grande île à partir de la Norvège. C'est donc le norvégien ou plutôt différents dialectes norvégiens toutefois très proches qui s'implantèrent en Islande. Pendant quelques siècles, les relations entre l'Islande et la Norvège restèrent soutenues.
Mais, au XIVème siècle, le refroidissement climatique, les épidémies de peste, changèrent radicalement la situation et la population de l'île vécut pratiquement en autarcie, avec un rattachement nominal au Royaume de Danemark.
Dans ces conditions, le norvégien d'Islande cessa d'évoluer au rythme du norrois continental. L'Islande constitue partant une illustration impressionnante de l'inertie. Certes, il fallut bien forger de nouveaux mots lorsque de nouvelles techniques et de nouveaux objets apparurent, l'électricité, les autobus, les avions, les ordinateurs ...
Mais l'islandais conserve vivantes des déclinaisons et des conjugaisons diversifiées qui se réduisent à peu de choses dans les trois langues nordiques continentales. Pour les Danois, les Norvégiens et les Suédois d'aujourd'hui, l'islandais leur tient lieu de latin quand ils veulent approfondir la commune histoire de leurs langues.
Si l'insularité peut évidemment favoriser grandement l'inertie, elle se vérifie aussi dans toutes les situations où un groupe de locuteurs est isolé.
Dans le cas du lituanien qui est aussi remarquablement conservateur, l'explication est plutôt sociale. Autrefois, dans la Lituanie d'aujourd'hui, vivait une aristocratie foncière de langue allemande dans le nord et l'ouest, de langue polonaise dans le centre et l'est. La paysannerie de langue lituanienne en était coupée autant pour des raisons linguistiques que de stratification sociale. C'est pourquoi le lituanien fut lui aussi une langue que préserva grandement l'inertie. Ses déclinaisons présentent encore des désinences qui disparurent du latin à l'époque des inscriptions républicaines les plus anciennes !
B) La simplification
Si l'inertie est de mise tant qu'un groupe de locuteur humain reste linguistiquement homogène, il en va radicalement différemment quand deux ou plusieurs populations parlant des langues trop différentes pour permettre une intercompréhension fluide s'imbriquent.
En ce cas, on observe toujours une simplification qui conduit à se passer des formes fléchies des mots. Typiquement, en mode de communication minimale, on tendra systématiquement à utiliser des formes non fléchies, non articulées, plus aisément reconnaissables par l'interlocuteur. Ainsi "je veux boire" se dira "moi vouloir eau", phrase accompagnée d'un gestuel qui permettra à l'interlocuteur alloglotte de deviner le sens des mots dans la phrase simplifiée qu'il écoute.
A l'origine essentiellement un dialecte ouest-flandrien importé en Afrique du sud, l'afrikaans frappe par la simplification extrême de sa conjugaison par rapport au néerlandais standard dont, par contre, il conserve l'essentiel du vocabulaire. C'est que les Boers durent faire société avec des Africains parlant des langues radicalement différentes ainsi qu'avec des anglophones.
Dans la Scandinavie continentale, le gros de la population vivait au voisinage des côtes. Or, c'est là que s'implantèrent aussi les hanses de marchands qui parlaient des dialectes bas-allemands. Non seulement les langues nordiques continentales leur empruntèrent beaucoup de mots mais c'est probablement à leur contact qu'elles simplifièrent si radicalement leur morphologie, à la différence du norvégien d'Islande et des Fær Øer.
La Grande-Bretagne nous en donne un autre exemple. Lorsque commence la première vague de conquête danoise, des dialectes westiques très proches se sont implantés dans les sept royaumes anglo-saxons. Repoussé vers l'ouest, le brittonique subsiste en Cornouaille, dans le Pays de Galles, dans le Lancashire et le Cumberland. Quand des conquérants danois imposent leur loi (Danelaw) au nord et à l'est de l'Angleterre, il n'en résulte pas un bouleversement linguistique. C'est que le vieil anglais et le norrois restent somme toute assez proches. Le vocabulaire conserve un grand fond commun et conjugaison et déclinaison sont fort similaires, plus proches que celles du gothique qui nous est connu par une traduction du nouveau testament certes plus vieille de six siècles.
La situation deviendra fort différente lorsque déferlera une deuxième vague de Danois, entre-temps romanisés, à partir de leur Duché de Normandie au XIème siècle car le vieil anglais va désormais côtoyer un dialecte roman. Comme on le sait, les deux fusionneront graduellement. Mais il est significatif que le nouvel anglais qui en est résulté a perdu les formes fléchies tant de l'un que de l'autre. Dans les premières traductions de la Bible comme dans les pièces de Shakespeare subsistent seulement les terminaisons -st pour la deuxième personne du singulier et -th pour la troisième personne du singulier. De la déclinaison nominale à quatre cas du vieil anglais, il ne subsiste presque rien (génitif), pas plus que des restes de la déclinaison à deux cas du normand.
3. Application à l'histoire linguistique de la Gaule
Evidemment, vu l'indigence des sources autour de la situation linguistique de la Gaule, tout ce que je vais écrire ici est circonspect.
Pour autant qu'on puisse en juger, à la fin du premier millénaire avant Jésus-Christ, il a été parlé un ensemble de dialectes celtiques de la plaine du Pô à l'Angleterre actuelle. Cela ne veut pas dire qu'il n'ait été parlé que du celtique continental dans ces régions. Il est plutôt probable que, en s'éloignant de la rive gauche de la Garonne, il fut parlé une langue fort différente, dont le basque est peut-être ce qu'il en subsiste.
Il est aussi possible qu'il y ait eu des différences phonétiques entre dialectes gaulois. En effet, en Italie, le peu de textes que nous avons dans des langues italiques présente un passage à P du Qw originel indo-européen. Or, le latin, qui n'est qu'une langue italique parmi d'autres, se montre au contraire conservateur à cet égard.
Par conséquent, il est possible qu'il y ait eu des situations analogues en Gaule et que, par exemple, dans leurs montagnes jurassiennes, les Séquanes aient gardé eux aussi plus longtemps des Qw qui étaient sans doute devenus P dans la plupart des autres dialectes gaulois.
En tout cas, des rares témoignages historiques qui nous soient parvenus, surtout d'historiens romains, il semble bien que les Gaulois se comprenaient entre eux, y compris entre ceux de la Gaule continentale et ceux de l'actuelle Grande-Bretagne. Les différences dialectales ne devaient pas être très considérables, aussi étonnant que cela paraisse sur un si grand territoire.
A cause du prestige de Rome et de l'image barbare que les Romains ont véhiculée des Gaulois, les historiens francais ont toujours tenu à accentuer la profonde et rapide romanisation de la Gaule dont la culture et la langue originelles auraient vite été oblitérées.
Que peut-on raisonnablement en penser ?
Tout d'abord, Rome et le Latium n'ont pas pu coloniser un territoire comparativement aussi vaste que celui de la Gaule. Il y eut, certes, des occupations militaires et des villes qui furent fondées avec cette fonction. Toutefois, cela ne fut pas suffisant pour amener rapidement une population celtophone à changer de langue.
Si nous avons fort peu d'indications sur la situation linguistique en Gaule, nous en avons tout de même quelques unes et elles devraient donner à réfléchir et à nous interroger sur la vraisemblance du récit historique francais traditionnel à cet égard.
Jugez plutôt !
A la fin du cinquième siècle après J.C., c'est à dire au moment où l'Empire romain d'occident sombre et va être démembré, l'évêque de Clermont-Ferrand Siluane se réjouit que la noblesse arverne, correspondant à l'Auvergne d'aujourd'hui, abandonne l'usage du gaulois pour passer au latin.
Rendons-nous compte ! Cela implique vraisemblablement que le gros des Auvergnats de l'époque, agriculteurs, éleveurs, artisans, continuaient à parler leur gaulois ancestral !
A la fin du quatrième siècle, Jerome de Stridon, le traducteur de la Bible en latin, lequel avait habité à Trèves, affirme, ayant eu l'occasion de se rendre chez les Galates en Anatolie, qu'ils parlent la même langue que les Trévires. Or, Jérome de Stridon était un fin linguiste car, pour traduire la Bible, il fallait posséder l'hébreu, l'araméen et le grec en plus du latin. On peut donc se fier à son expertise linguistique.
Au début du quatrième siècle, le poète Ausone révèle que son père, à Bordeaux, parle gaulois et ne connaît pas d'autre langue étrangère que le grec, le latin lui étant inconnu.
La tuile en gaulois qui a été trouvée à Chateaubleau dans la Brie paraît pouvoir être datée du troisième siècle après J-C.
Quant au calendrier en gaulois trouvé à Coligny dans la Bresse, il semble dater du deuxième siècle après J.C.
Que peut-on en déduire ? Visiblement, le gaulois n'a pas disparu au lendemain de la reddition de Vercingetorix, évidemment. Si nous avons quelques attestations qu'il ait continué à être parlé ici et là au début du premier millénaire, rien ne dit, naturellement, qu'il n'ait plus été parlé dans les régions de Gaule pour lesquelles nous n'avons pas la moindre attestation.
Il est probable que la petite classe supérieure qui prospérait de son négoce avec Rome soit passée rapidement au latin car cela renforcait son statut social. Il est bien moins probable que cela ait été le cas des populations rurales et des classes moins favorisées. Tout simplement, vu la loi d'inertie, cette population n'avait pas besoin de changer sa pratique linguistique.
Alors, pourquoi n'avons nous plus de trace de gaulois après le cinquième siècle après J.C. ?
Eh bien, fort probablement parce que, à la disparition de l'Empire romain d'occident (en fait, même avant car les Romains acceptèrent l'installation de Germains en Gaule dès le troisième siècle), la Gaule se trouva en proie à un déferlement de populations allophones essentiellement germaniques. En Neustrie, cela fut particulièrement conséquent à partir de la victoire de Soissons sur Syagrius.
Or, c'est en France du nord que s'est formé le francais.
Aussi, il est probable que baragouiner un latin simplifié ait été le moyen de communication entre Gaulois et Germains, de sorte que, assez vite, sur la terre où ils coexistaient, ils remplacèrent leur langue ancestrale par leur créole commun sous la pression de la nécessaire intercompréhension.
A mon avis, nous avons une preuve indirecte que c'est cela qui s'est produit du fait que, au contraire, en Bretagne, une langue celtique a continué à être parlée juqu'au milieu du vingtième siècle. Pourquoi donc ? Très probablement, en dehors des quelques villes romanisées qu'étaient alors Rennes, Nantes, Vannes, Carhaix, les Armoricains, comme les Arvernes, avaient continué à parler gaulois. Aussi, quand des Bretons venus de Grande-Bretagne vinrent s'installer au milieu d'eux qui fuyaient les Anglo-Saxons, ils n'eurent pas besoin de baragouiner du latin pour se comprendre.
Mais souvenons-nous toutefois du principe d'inertie. Quand ils baraguinaient le latin, les Gaulois conservaient leurs articulations habituelles.
Si elles ne nous sont pas directement connues, arrêtons-nous sur certains faits parlants.
Le breton a des versions nasales de toutes ses voyelles.
Or, il n'y a rien de tel en gallois. Pour autant qu'on puisse en juger au vu des textes écrits qui subsistent, le cornique en était aussi vraisemblablement dépourvu.
Dans quelles autres langues y a-t-il des voyelles nasales ? Eh bien, justement en francais. Cela devrait nous mettre la puce à l'oreille qu'il pourrait bien s'agir d'un substrat phonétique gaulois commun aux deux langues.
Une autre langue qui a des voyelles nasales, c'est le portugais dont on sait bien qu'il était lui aussi peuplé de Celtes dans l'antiquité.
Le polonais a gardé deux voyelles nasales héritées du vieux slave et le lituanien présente la trace de cinq voyelles nasales. Toutefois, évidemment, on ne peut guère expliquer la situation linguistique en France par une interférence avec celle de ces régions d'Europe centre-orientale.
Quelque chose qui est aussi très troublant, si l'on se souvient des affirmations de Jerome de Stridon au sujet des Trévires, ce sont des analogies phonétiques entre le breton et le luxembourgeois.
En effet, une particularité que le breton partage avec le luxembourgeois, c'est que, en liaison, une occlusive finale se sonorise devant une consonne. Ainsi, on dit en breton "ar c'houign zo mat", le gâteau est bon, mais "mat eo ar c'houign" se prononce "madè". Il en va de même en luxembourgeois. On dit "Ech gin op Tréier", je vais à Trèves, mais "Ech gin op Esch", je vais à Esch, se prononce "obèche". "Ech sëtzen op engem Stull", je suis assis sur une chaise, le "op" se prononce "ob". Il n'en est pas de même dans le néerlandais, langue "grammaticalement" soeur: "ik zit op een stoel". "Op" s'y prononce avec un son P.
Ce qui caractérise l'environnement géographique du luxembourgeois, c'est la difficulté qu'il y a, et qu'il y avait plus encore au premier millénaire, à circuler dans l'Ösling et l'Eifel. Quant aux régions moins accidentées, comme le Gudland, elles étaient beaucoup plus boisées qu'aujourd'hui. Ce n'est que la vallée de la Moselle qui constituait une voie de circulation relativement facile.
Aussi, avec les précautions auxquelles conduisent le manque de documents, et l'absence évidemment de tout document sur l'articulation du gaulois, il paraît toutefois vraisemblable qu'il nasalisait la prononciation des voyelles au voisinage de sonantes nasales et que c'est cette articulation particulière qui a subsisté en breton et en francais. Il est aussi vraisemblable que, à la différence du germanique, il ait eu une articulation sonore des occlusives au contact de voyelles et que c'est cette articulation qui a subsisté en breton et en luxembourgeois, d'une facon plus restreinte aussi en francais avec la liaison sonore des "S" "vous en aurez".