Le genre du nord
De nos jours, le genre est devenu l'objet de passionnels débats de société. Mais, le genre, qu'est-ce que c'est au juste ?
Dans
mes souvenirs d'écolier, la notion était fondamentalement grammaticale.
Il se trouvait que certains substantifs étaient de genre masculin et
d'autres de genre féminin. La question n'avait de pertinence que pour
déterminer la forme des articles à employer, la manière d'accorder ces
substantifs avec des adjectifs ou des participes ou pour les remplacer
par le pronom personnel approprié. On nous enseignait ainsi que les
objets avaient un genre alors qu'ils n'avaient évidemment pas de sexe.
Pourquoi donc le fauteuil était-il de genre masculin et la chaise de
genre féminin ? Nous ne pouvions guère que penser "mystère et boule de
gomme !" Pour rendre la chose encore plus confuse, il fallait aussi
accepter que la cigogne, en qui d'aucuns voyaient alors une sorte de
sage-femme volante, était de genre féminin tout en pouvant être un mâle,
alors que le cygne altier, de genre masculin, qui couvait sur un îlot
du lac Daumesnil, était probablement une femelle.
A
peine les notions grammaticales complexes du français étaient elles à
peu près mises en place qu'il fallut les confronter à celles d'une
première langue étrangère, l'allemand. Pour tout arranger, non seulement
la langue du grand voisin avait jugé utile d'avoir un troisième genre
mais elle semblait aussi s'ingénier à embrouiller les petits Français.
Voici que la chaise changeait de genre pour devenir masculin, tandis que
le banc devenait féminin. Et il n'est que de mentionner la cuisine, ce
lieu si important pour les Français, pour mesurer combien on se trouvait
désorienté. La table avait changé de genre, la cuiller et l'assiette
aussi. Le verre et le couteau étaient passés à ce mystérieux genre
neutre dont nous n'avions jamais entendu parler auparavant. Il n'y avait
que la fourchette pour ne pas nous jouer de tour et je gage que nous
lui en étions tous très reconnaissants. Quant à ce qui était servi dès
le matin, il y avait bien de quoi perdre l'appétit. Pourquoi diable le
lait et le beurre devenaient-ils féminins mais pas le fromage ? Même le
pain si cher aux descendants des Gaulois se travestissait en neutre avec
l’œuf. En cours d'allemand, nos petits-déjeuners ne comporteraient plus
que de la confiture. Pardon ! De la marmelade.
Naturellement,
nous nous demandions pourquoi, avec ses trois genres, l'allemand
n'avait pas eu l'esprit de ranger tous les mâles dans le genre masculin,
toutes les femelles dans le genre féminin et tous les objets dans le
genre neutre, dont le français avait, nous semblait-il, la circonstance
atténuante de ne pas disposer. Se pouvait-il, peut-être, que les langues
aient évolué d'un ordre originel vers un chaos progressif ?
L'étude
des langues de l'antiquité allait bientôt l'infirmer. Au début, le
latin donnait l'apparence que tous les substantifs finissant en -US au
nominatif singulier étaient de genre masculin et ceux finissant en - A
de genre féminin. Las! L'heureux paysan était un beatus agricola et le haut orme une alta ulmus.
On pouvait seulement nourrir un temps l'illusion que la notion de genre
était contenue dans le qualificatif ... jusqu'à ce que l'on découvre la
deuxième classe d'adjectifs qui ne distinguait pas dives vir de dives mulier
et expliquait en fin de compte pourquoi ma grand-mère faisait ses
courses dans la grand-rue. Il fallait se rendre à l'évidence. La notion
de genre était sûrement une interprétation tardive de faits
linguistiques qui n'étaient à l'origine que des terminaisons, pour jouer
avec les mots, neutres du point de vue du genre. La nature en soi
indifférenciée du suffixe - TER de mots tels que pater et mater qui auraient dû être cardinaux du point de vue du masculin et du féminin en est une confirmation éclatante.
Le
grec ancien non seulement consolidait cette conclusion, notamment avec
sa désinence de nominatif singulier en - OS qui pouvait être de
n'importe quel des trois genres, mais il illustrait que l'émergence du
genre avait eu, à la différence de ce qui s'était passé en latin, un
effet perturbateur sur la régularité des déclinaisons, des désinences
différentes ayant été développées pour certains cas en fonction du genre
et pas pour d'autres. Ce phénomène s'observe aussi, plus marginalement,
au datif et à l'instrumental singuliers de certains substantifs en
lituanien.
Quant au neutre, les langues anciennes
infirment qu'il s'agisse vraiment d'une troisième catégorie à côté du
masculin et du féminin. Si l'on prend l'exemple du latin, on devine sans
peine que la règle des trois cas semblables provient du fait que, à
l'origine, la langue ne concevait pas que certains mots puissent être
sujets d'actions ou puissent être invoqués. Ils n'avaient donc ni
nominatif, ni vocatif. C'est la raison pour laquelle la plupart
n'apparaissaient qu'à l'accusatif et aux cas obliques. Aussi les a-t-on
ultérieurement employés au nominatif ou au vocatif avec la forme de
l'accusatif (type templum) ou d'un cas oblique (types cornu et mare),
lesquelles formes étaient au demeurant identiques à celles des
substantifs masculins ou féminins de la même déclinaison.
Dans
ces conditions, la plus ancienne langue indo-européenne déchiffrée à ce
jour, le hittite, pourrait étayer la thèse que la notion de genre était
étrangère à l'indo-européen originel. En effet, le hittite ne distingue
pas le masculin du féminin et, comme dans les autres langues
indo-européennes anciennes, le neutre ne s'y signale que par la
confusion des désinences du nominatif et de l'accusatif, outre
l'énigmatique désinence de pluriel en -A qui, en grec, pouvait régir un
verbe au singulier.
A quel point le genre grammatical
peut s'affranchir du sexe, j'allais le découvrir plus encore à mesure
que les autres langues germaniques westiques me devenaient plus
familières. Ainsi, le mot désignant l'épouse en anglais, le féminin par
excellence, wife, était apparenté à un mot de genre neutre en allemand, das Weib. Et je me souviens bien que ma marraine priait "du bist gebenedeit unter den Weibern".
Il n'y a pas si longtemps, ce mot neutre n'était donc pas ressenti
comme attentatoire à la féminité. Et alors que je maîtrisais bien le
néerlandais dans lequel le pronom "het" désigne les substantifs
de genre neutre, je croyais que les Luxembourgeois exprimaient une
agressivité et un mépris particuliers quand ils employaient le mot
évidemment cousin "hatt" en parlant d'une femme.
Si
la question du genre est ainsi excessivement complexe dans la plupart
des langues européennes contemporaines issues de l'indo-européen, il y
a, dans le nord, une notable exception.
Le finnois et
les langues qui lui sont étroitement apparentées autour du golfe de
Finlande, n'accordent en effet aucune espèce de place au genre tant dans
leur déclinaison, à la différence des langues indo-européennes, que
dans leur conjugaison, à la différence des langues dites
afro-asiatiques. A la troisième personne du singulier, le finnois n'a
qu'un unique pronom personnel "hän" qui désigne aussi bien un
homme qu'une femme, un mâle qu'une femelle. Il est d'ailleurs toujours
un peu amusant d’expérimenter comment, même lorsqu'ils possèdent à fond
la connaissance de langues européennes, les Finlandais de langue
maternelle finnoise peuvent se mettre à mélanger he et she, il et elle, quand ils commencent à être un peu fatigués, ce qui trahit combien faire la distinction ne leur est pas naturel.
Et
c'est sous l'influence du finnois qu'est en train de se produire dans
une langue géographiquement voisine, quoique non linguistiquement
apparentée, une mutation qui n'a probablement pas de précédent dans
l'histoire des langues. Le suédois dispose de quatre pronoms personnels
pour la troisième personne du singulier: han et hon, den och det. Les deux premiers se rapportent à des personnes et opèrent une distinction de sexe. Han désigne des êtres de sexe masculin et hon
des êtres de sexe féminin. Le suédois est cependant une des rares
langues indo-européennes où l'être humain, masculin en latin (homo), en grec ou en allemand (der Mensch), est féminin (människa). Les pronoms den et det
se rapportent à tout substantif non personnel en distinguant selon son
genre grammatical, non neutre ou neutre. En parlant d'un loup, on dira
donc den car le mot varg est de genre non neutre mais det en parlant d'un chevreuil car le mot rådjur est de genre neutre.
Eh bien, le suédois contemporain s'est inventé un cinquième pronom personnel de troisième personne, hen. Hen
s'emploie vis-à-vis d'une personne que l'on ne veut pas distinguer en
fonction de son sexe. Cette innovation est forte dans l'histoire des
langues car, si les mots se transforment inexorablement sous l'érosion
des changements d'articulation et d'intonation au cours des siècles, il
ne s'agit pas là de l'effet de décisions conscientes et collectives des
locuteurs. Aussi bien, certains mots tombent en désuétude et sont
remplacés par d'autres mais, dans le cas de hen, il s'agit d'une
mutation volontaire d'un élément de la structure grammaticale de la
langue, un peu comme si l'on décidait aujourd'hui de dire oul en français pour ne plus avoir à choisir entre il ou elle.
C'est dans ce contexte sans précédent que paraît la biographie véridique et fascinante de Therese Andreas Bruce (En sällsam historia från 1800-talet, Inger Littberger, Makadam förlag ISBN 978-91-7061-133-9).
Therese
Andreas naquit le 28 décembre 1808 en Suède d'une noble famille en
partie d'ascendance écossaise. Huitième enfant d'une grande fratrie,
elle connut d'abord une enfance spartiate dans la maison de parents qui
appartenaient encore à la fine société de l'époque mais auxquels un
revers de fortune fit connaître le sort amer des aristocrates
désargentés.
Cela n'est cependant que l'arrière plan de
la vie de Therese Andreas qu'elle raconte elle même dans une langue
sans artifice de style quoique pour nous un peu archaïsante. Ce qui est
si singulier, c'est le désir fort de celle qui reçut à la naissance les
prénoms de Christina Therese Isabelle Jeanette Louise d'affirmer une
identité virile d'homme dans un corps qui avait les apparences de celui
de la femme. "Si on ne me laisse pas mettre des pantalons, je ne peux pas vivre (p. 83)".
Cette phrase forte résume la vie hors du commun de cette Suédoise, qui
rappelle Lady Oscar du film de Jacques Demy ou, à l'inverse, le
Chevalier d'Eon du siècle précédent.
Le chirurgien Hagströmer qui l'avait examinée le 14 octobre 1826 avait conclu: "La
fille de M. Adam Bruce, Christine Therese Isabelle Jeanette Louise est
âgée maintenant de 16 ans et j'ai constaté qu'elle est à un haut degré
hermaphrodite ou bisexuée, ne possédant toutefois pas les composants
complets de l'un des deux sexes quoique les éléments correspondraient de
plus près à ceux du sexe masculin". Dès lors, Therese devient Ferdinand Andreas Eduard.
Dans
des conditions qui ne sont pas bien élucidées mais qui ont probablement
été aussi violentes que non désirées, Andreas, auquel on ne connaît que
des attirances pour la gent féminine, devient enceint d'une petite
fille qui naît en juillet 1838, Emma Elisabet Carolina. Plusieurs des
lettres qu'il écrivit à "sa Lina tendrement aimée" sont publiées à la fin du livre.
Andreas
vivra une longue vie de dénuement à l'écart sur la grande île de
Gotland, au milieu de la mer Baltique, où il mourut d'une pneumonie le
27 janvier 1885 à 77 ans.
Les écrits de Therese Andreas
sourdent de la plume d'une âme attachante, sensible et généreuse,
profondément pieuse et mystique (p. 85). C'est avec beaucoup de
souffrance qu'il vit la confusion d'une vie qui le rend à la fois fille
et fils, sœur et frère, mais ni vraiment mère, ni vraiment père.
Therese
Andreas, née femme et mort homme, aurait probablement vécu un quotidien
moins lourd si sa langue maternelle avait déjà connu le pronom hen.
PS: La longue introduction remarquablement documentée du livre fait état d'un roman de Frida Stéenhoff publié en 1911, "Ett sällsamt öde"
qui pourrait avoir été inspiré de la vie de Therese Andreas. Le
personnage principal, Mikael Ignace, amoureux d'Ethel Fairchild, est
aussi une âme d'homme dans un corps de femme. Ethel, qui en est fort
éprise, tombe gravement malade, quand elle découvre la vérité. Leur
séparation prend la forme d'un dialogue très troublant qui esquisse
combien, dans de tels cas, les raisons de l'âme peuvent ne pas être
celles du corps:
"- Mon coeur est si ardemment chaleureux et sensible, [dit Mikael].
Mais il ne m'écherra jamais de part de bonheur. Les baisers que nous
échangeâmes en fiancés sont les seules caresses qui auront adouci ma
solitude lorsque je trépasserai. Je t'en remercie, Ethel ! Il n'y a pour
toi point de vergogne. Tu ne savais pas alors l'être repoussant
et maudit que je suis. Mais je suis pourtant si pur et innocent. De tels
propos paraissent sans doute singuliers dans ma bouche mais la vérité
est que je suis aussi inexpérimenté qu'un nouveau né. Je ne sais rien de
ce que je désire ; je ne comprends pas ce que je veux ; je ne me
comprends point moi-même. Tout m'est énigme. Je suis comme un esclave
aveugle qu'un fouet jette en avant sur un chemin qu'il ne connaît point. Maintenant, tu sais quel genre d'être je suis. Peux-tu avoir une étincelle de compassion et me pardonner ?
- Je te pardonne, dit Ether amicalement. Mais ma compassion ne se muera jamais, jamais en tendresse, ajouta-t-elle doucement.
- Je ne le désire point. Ton pardon est plus que je n'osasse espérer.
- Je trouvais que tu avais un caractère d'or pur et, d'une certaine façon, je le trouve toujours, ajouta Ethel avec gratitude. Comment
as-tu pu agir comme tu l'as fait ? Cela m'est incompréhensible. Cela ne
s'accommode point de tes autres qualités. A moi aussi tu es une énigme.
-
Je ne comprends point moi-même comment je fais pour persister dans
cette constante duperie. Mais l'épouvante d'être découvert quelque jour -
et c'est bien épouvante que j'en ai - ne peut cependant point faire que
je me dépouille de mes vêtements d'homme.
-
C'est par habitude que tu y es à ce point lié. D'ailleurs, tu les portes
d'une façon qui fait parfaitement illusion. Lorsque je te vois parmi
d'autres hommes, avec ton allure virile, moi-même je ne puis point
déceler qu'il y ait le moindre artifice en toi".
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