søndag 28. februar 2016

La disparition du gaulois

La disparition du gaulois
Jadis, dans la vieille école aux murs de meulières qu'ombrageaient avec bienveillance les quatre tilleuls de la cour, imprégné du parfum suave de la colle blanche et de l'odeur de l'encre noire qui tachait mes mains malhabiles, je contemplais cette grande image dont l'institutrice avait recouvert le tableau pour illustrer notre leçon d'histoire.
A terre, un homme à la longue chevelure déposait des armes dans un geste d'ostensible soumission aux pieds de soldats glabres montés à cheval. Ainsi prenait fin l'existence libre de nos ancêtres par la reddition de ce Vercingetorix au nom bien compliqué, tandis que le généreux vainqueur faisait entrer la nation gauloise dans la lumière d'un progrès jalonné de voies empierrées et d'aqueducs, de thermes et de stades.
En peu de temps, de frustes buveurs de cervoise étaient devenus des patriciens gallo-romains menant une existence paisible et cossue dans de somptueuses villas. Ils avaient adopté sans grand effort la langue de Rome, si proche de leur propre idiome que celui-ci aurait bien pu passer pour n'en avoir été qu'un dialecte.
C'est ce que je crus sans difficulté comme tous mes petits camarades sagement vêtus de leurs sobres blouses de toile. 
 
Les années passèrent et la belle image aux couleurs vives demeura enfouie dans les tréfonds de ma jeune mémoire. Je devins un collégien rompu aux cinq déclinaisons de la langue de Ciceron et fit même partie du petit reste qui lui fut fidèle jusqu'au lycée.

Puis, la vie me conduisit loin de ma Brie natale dans une existence qui donnait peu d'occasions de penser au gaulois et au latin.
Or, voici qu'un jour que je revenais par le chemin des écoliers de quelque pérégrination estivale, je passai à proximité d'Alise-Sainte-Reine, en Bourgogne. Ma curiosité fut tant éveillée par un grand panneau indiquant la présence d'un site archéologique gaulois que je décidai d'y faire halte.
Au hasard de mes vagabondages automobiles, je m'étais retrouvé de façon inopinée sur le site de cette funeste Alesia connue jadis de tous les enfants de France et de Navarre. Comment imaginer dans un paysage vallonné si aimablement bucolique le drame d'hommes assiégés de longs mois dans un camp retranché, affamés, désespérés d'être secourus ? Je considérais avec grande attention les ruines de fondations, les statues et jarres rassemblées dans le petit musée du site. Et bientôt, je vis une grande dalle recouverte de cette inscription :
MARTIALIS DANNOTALI IEVRV VCVETE SOSIN CELICNON ETIC GOBEDBI DVGIIONTIIO VCVETIN IN ALISIIA

Quel étonnement ! Ce n'était pas du latin, manifestement. J'avais donc sous les yeux, pour la première fois de ma vie, un texte rédigé en gaulois. 

D'emblée, rien qu'avec ces quelques mots, il était évident que cette langue n'avait rien d'un dialecte latin. A part la préposition "in", aucun mot n'était intelligible. La distance linguistique que les Gaulois avaient dû franchir pour pouvoir maîtriser le latin avait donc été considérable. La présentation de la romanisation de la France qui m'avait été enseignée à l'école n'était partant plus du tout crédible.

J'entrepris donc d'approfondir la question.
De la défaite de Vercingetorix au milieu du premier siècle avant Jésus-Christ jusqu'à la chute de l'Empire romain, les Gaulois furent donc soumis à Rome pendant cinq siècles.

Or, les noms des différentes tribus gauloises étaient tous bien connus. Elles peuplaient un territoire qui couvrait l'actuelle France, mis à part l'Aquitaine, le Benelux, les deux rives de la Rhénanie, la Forêt noire, la Suisse et le nord de l'Italie. Quand la voix des Gaules s'était-elle éteinte partout sur un si vaste territoire ?
Au quatrième siècle après Jésus-Christ, un poète originaire de Bordeaux, Ausone, ne tait pas que son père parle gaulois, qu'il entend fort mal le latin et préfère communiquer en grec avec les étrangers.
Un peu plus tard, le grand traducteur de la Bible en latin, Jérôme, un insigne linguiste qui possédait l'hébreu et le grec, nous livre un témoignage assuré. Les Galates qui peuplent le centre de l'Asie mineure parlent la même langue que les habitants de Trèves, ville où il avait séjourné.
Plus troublant encore, au cinquième siècle après Jésus-Christ, alors que l'Empire vit ses dernières années, Sidoine Apollinaire, l'évêque de Clermont-Ferrand, se félicite de ce que la noblesse arverne vient d'abandonner l'usage du gaulois pour celui du latin. Autant dire que le commun de l'Auvergnat continuait à parler son idiome ancestral.
Indubitablement, lorsque l'Empire s'écroule sous les assauts d'envahisseurs venus d'outre-Rhin et d'outre-Danube, le gaulois, concurremment avec le latin, est encore parlé aux quatre coins de la Gaule. Ce n'est pas Rome qui l'aura vu disparaître !
Quel genre de langue était ce gaulois qui nous a laissé si peu de documents écrits ? C'était une langue indo-européenne dont le vocabulaire que nous parvenons à identifier atteste de l'origine. "Duxtir", la fille, est plus proche de "Duechter" luxembourgeois que de "filia" latin. "Duron", qui correspondait au latin "forum", signifiait originellement "porte", comme dans toutes les langues germaniques ("Dir" luxembourgeois, "deur" néerlandais, "door" anglais, "dør" danois et norvégien, "dörr" suédois, "Tür" allemand) mais aussi celtiques ("dor" breton, "dôr" gallois) ainsi que, sous une forme plus ou moins altérée, dans les langues slaves et en grec ancien. 


"Immi", je suis, nous rappelle fortement le grec ancien "eimi" plutôt que le latin "sum". 


"Briva", le pont, est proche parent de ses équivalents nordiques "bro".


D'autres mots sont proches du latin, "matir", la mère, que l'on retrouve de toute façon dans la quasi totalité des langues indo-européennes, "epos", le cheval, "rix", le roi.
On a pu trouver une inscription comportant les adjectifs numéraux jusqu'à "dixième" qui restent souvent remarquablement proches de leurs équivalents dans les langues celtiques modernes :
"cintuxos", premier, comme breton "kentañ" et gallois "cyntaf" ;
"alos", second, cf. "eil" et "ail" ;
"tritios", troisième, cf. "trede" et "trydydd" ;
"petuarios", quatrième, cf. "pedervet" et "pedwerydd" ;
"pinpetos", cinquième, cf. "pempvet" et "pumed"
"suexos", sixième, dont sont plus distants "c'hwec'hvet" et ""chweched" ;
"sextametos", septième, où "x" est sans doute un "ach-Laut", cf. "seizhvet" et "seithfed" ;
"oxtumetos", huitième, cf. "eizhvet" et "wythfed" ;
"nametos", neuvième, cf. "navet" et "nawfed" ;
"decametos", dixième, cf. "dekvet" et "degfed".

On aura deviné que le -m- inervocalique du gaulois est devenu -v- (écrit "f" en gallois) dans les langues brittoniques.
Qu'est-ce qui explique que, après s'être maintenu tout au long de la domination romaine, le gaulois ait été définitivement évincé par la latin, et même, désormais, le bas-latin, après la disparition de la structure politique impériale qui fondait sa suprématie ?
Sans doute, alors que déferlaient en Europe occidentale des envahisseurs aussi différents, d'un point de vue ethnique, que les Alamans, les Francs, les Burgondes, les Goths, les Alains, les Huns, le latin offrait plus de possibilité d'intercompréhension que le gaulois.
Mais une telle explication n'est pas suffisante. Il en était déjà ainsi au temps de l'Empire et cela n'avait pas empêché le gaulois de subsister même dans une grande place forte de la présence romaine en Gaule telle que Trèves, Augusta Trevorum.
La plupart des documents rédigés en gaulois vers la fin de l'Empire qui nous soient parvenus ("plomb du Larzac", "plomb de Lezoux") sont des malédictions, des incantations maléfiques ("defixiones"). Ce qui fut probablement fatal au gaulois, c'est plutôt qu'il ne sut pas, à la différence du latin, être le vecteur du Christianisme, qui, à cette époque évinça tous les cultes païens qui lui avait préexisté.
Au contraire, parce qu'il donnait accès aux connaissances occultes des druides et autres mages celtes, le gaulois devint manifestement la langue de référence de la sorcellerie en Gaule. Pour les évangélistes de l'époque, le gaulois avait certainement dû finir par constituer le rempart à abattre du royaume des ténèbres dans le pays. Et c'est sans doute la victoire de l'Eglise qui, elle, survécut à la chute de Rome, qui scella la disparition d'une langue désormais maudite. 

A la lumière de cet arrière-plan, le soulagement de Sidoine Apollinarius, évêque de Clermont-Ferrand, se comprend beaucoup mieux. En abandonnant l'usage du gaulois, la noblesse arverne ne s'ouvrait pas seulement à l'idiome qui véhiculait une monumentale culture littéraire, juridique, historique, scientifique et technique, elle se fermait à l'influence occulte du druidisme honni par les disciples du Christ en Gaule.
C'est sans doute la même chose qui se produisit en Europe orientale et au Moyen-orient. Le grec, porteur de l'Evangile, se retrouva en opposition spirituelle avec des langues qui ne surent pas se convertir à la nouvelle religion et qui finirent par être identifiées à l'obscurantisme polythéiste au point de disparaître avec lui. 

Ce fut sans doute le sort du galate apparenté au gaulois, du lycaonien et du lydien descendants du hittite. 

Mais c'est une autre histoire.

Du genre

Le genre du nord

De nos jours, le genre est devenu l'objet de passionnels débats de société. Mais, le genre, qu'est-ce que c'est au juste ?

Dans mes souvenirs d'écolier, la notion était fondamentalement grammaticale. Il se trouvait que certains substantifs étaient de genre masculin et d'autres de genre féminin. La question n'avait de pertinence que pour déterminer la forme des articles à employer, la manière d'accorder ces substantifs avec des adjectifs ou des participes ou pour les remplacer par le pronom personnel approprié. On nous enseignait ainsi que les objets avaient un genre alors qu'ils n'avaient évidemment pas de sexe. Pourquoi donc le fauteuil était-il de genre masculin et la chaise de genre féminin ? Nous ne pouvions guère que penser "mystère et boule de gomme !" Pour rendre la chose encore plus confuse, il fallait aussi accepter que la cigogne, en qui d'aucuns voyaient alors une sorte de sage-femme volante, était de genre féminin tout en pouvant être un mâle, alors que le cygne altier, de genre masculin, qui couvait sur un îlot du lac Daumesnil, était probablement une femelle.

A peine les notions grammaticales complexes du français étaient elles à peu près mises en place qu'il fallut les confronter à celles d'une première langue étrangère, l'allemand. Pour tout arranger, non seulement la langue du grand voisin avait jugé utile d'avoir un troisième genre mais elle semblait aussi s'ingénier à embrouiller les petits Français. Voici que la chaise changeait de genre pour devenir masculin, tandis que le banc devenait féminin. Et il n'est que de mentionner la cuisine, ce lieu si important pour les Français, pour mesurer combien on se trouvait désorienté. La table avait changé de genre, la cuiller et l'assiette aussi. Le verre et le couteau étaient passés à ce mystérieux genre neutre dont nous n'avions jamais entendu parler auparavant. Il n'y avait que la fourchette pour ne pas nous jouer de tour et je gage que nous lui en étions tous très reconnaissants. Quant à ce qui était servi dès le matin, il y avait bien de quoi perdre l'appétit. Pourquoi diable le lait et le beurre devenaient-ils féminins mais pas le fromage ? Même le pain si cher aux descendants des Gaulois se travestissait en neutre avec l’œuf. En cours d'allemand, nos petits-déjeuners ne comporteraient plus que de la confiture. Pardon ! De la marmelade.

Naturellement, nous nous demandions pourquoi, avec ses trois genres, l'allemand n'avait pas eu l'esprit de ranger tous les mâles dans le genre masculin, toutes les femelles dans le genre féminin et tous les objets dans le genre neutre, dont le français avait, nous semblait-il, la circonstance atténuante de ne pas disposer. Se pouvait-il, peut-être, que les langues aient évolué d'un ordre originel vers un chaos progressif ?

L'étude des langues de l'antiquité allait bientôt l'infirmer. Au début, le latin donnait l'apparence que tous les substantifs finissant en -US au nominatif singulier étaient de genre masculin et ceux finissant en - A de genre féminin. Las! L'heureux paysan était un beatus agricola et le haut orme une alta ulmus. On pouvait seulement nourrir un temps l'illusion que la notion de genre était contenue dans le qualificatif ... jusqu'à ce que l'on découvre la deuxième classe d'adjectifs qui ne distinguait pas dives vir de dives mulier et expliquait en fin de compte pourquoi ma grand-mère faisait ses courses dans la grand-rue. Il fallait se rendre à l'évidence. La notion de genre était sûrement une interprétation tardive de faits linguistiques qui n'étaient à l'origine que des terminaisons, pour jouer avec les mots, neutres du point de vue du genre. La nature en soi indifférenciée du suffixe - TER de mots tels que pater et mater qui auraient dû être cardinaux du point de vue du masculin et du féminin en est une confirmation éclatante.

Le grec ancien non seulement consolidait cette conclusion, notamment avec sa désinence de nominatif singulier en - OS qui pouvait être de n'importe quel des trois genres, mais il illustrait que l'émergence du genre avait eu, à la différence de ce qui s'était passé en latin, un effet perturbateur sur la régularité des déclinaisons, des désinences différentes ayant été développées pour certains cas en fonction du genre et pas pour d'autres. Ce phénomène s'observe aussi, plus marginalement, au datif et à l'instrumental singuliers de certains substantifs en lituanien.

Quant au neutre, les langues anciennes infirment qu'il s'agisse vraiment d'une troisième catégorie à côté du masculin et du féminin. Si l'on prend l'exemple du latin, on devine sans peine que la règle des trois cas semblables provient du fait que, à l'origine, la langue ne concevait pas que certains mots puissent être sujets d'actions ou puissent être invoqués. Ils n'avaient donc ni nominatif, ni vocatif. C'est la raison pour laquelle la plupart n'apparaissaient qu'à l'accusatif et aux cas obliques. Aussi les a-t-on ultérieurement employés au nominatif ou au vocatif avec la forme de l'accusatif (type templum) ou d'un cas oblique (types cornu et mare), lesquelles formes étaient au demeurant identiques à celles des substantifs masculins ou féminins de la même déclinaison.

Dans ces conditions, la plus ancienne langue indo-européenne déchiffrée à ce jour, le hittite, pourrait étayer la thèse que la notion de genre était étrangère à l'indo-européen originel. En effet, le hittite ne distingue pas le masculin du féminin et, comme dans les autres langues indo-européennes anciennes, le neutre ne s'y signale que par la confusion des désinences du nominatif et de l'accusatif, outre l'énigmatique désinence de pluriel en -A qui, en grec, pouvait régir un verbe au singulier.

A quel point le genre grammatical peut s'affranchir du sexe, j'allais le découvrir plus encore à mesure que les autres langues germaniques westiques me devenaient plus familières. Ainsi, le mot désignant l'épouse en anglais, le féminin par excellence, wife, était apparenté à un mot de genre neutre en allemand, das Weib. Et je me souviens bien que ma marraine priait "du bist gebenedeit unter den Weibern". Il n'y a pas si longtemps, ce mot neutre n'était donc pas ressenti comme attentatoire à la féminité. Et alors que je maîtrisais bien le néerlandais dans lequel le pronom "het" désigne les substantifs de genre neutre, je croyais que les Luxembourgeois exprimaient une agressivité et un mépris particuliers  quand ils employaient le mot évidemment cousin "hatt" en parlant d'une femme.

Si la question du genre est ainsi excessivement complexe dans la plupart des langues européennes contemporaines issues de l'indo-européen, il y a, dans le nord, une notable exception.

Le finnois et les langues qui lui sont étroitement apparentées autour du golfe de Finlande, n'accordent en effet aucune espèce de place au genre tant dans leur déclinaison, à la différence des langues indo-européennes, que dans leur conjugaison, à la différence des langues dites afro-asiatiques. A la troisième personne du singulier, le finnois n'a qu'un unique pronom personnel "hän" qui désigne aussi bien un homme qu'une femme, un mâle qu'une femelle. Il est d'ailleurs toujours un peu amusant d’expérimenter comment, même lorsqu'ils possèdent à fond la connaissance de langues européennes, les Finlandais de langue maternelle finnoise peuvent se mettre à mélanger he et she, il et elle, quand ils commencent à être un peu fatigués, ce qui trahit combien faire la distinction ne leur est pas naturel.

Et c'est sous l'influence du finnois qu'est en train de se produire dans une langue géographiquement voisine, quoique non linguistiquement apparentée, une mutation qui n'a probablement pas de précédent dans l'histoire des langues. Le suédois dispose de quatre pronoms personnels pour la troisième personne du singulier: han et hon, den och det. Les deux premiers se rapportent à des personnes et opèrent une distinction de sexe. Han désigne des êtres de sexe masculin et hon des êtres de sexe féminin. Le suédois est cependant une des rares langues indo-européennes où l'être humain, masculin en latin (homo), en grec ou en allemand (der Mensch), est féminin (människa). Les pronoms den et det se rapportent à tout substantif non personnel en distinguant selon son genre grammatical, non neutre ou neutre. En parlant d'un loup, on dira donc den car le mot varg est de genre non neutre mais det en parlant d'un chevreuil car le mot rådjur est de genre neutre.

Eh bien, le suédois contemporain s'est inventé un cinquième pronom personnel de troisième personne, hen. Hen s'emploie vis-à-vis d'une personne que l'on ne veut pas distinguer en fonction de son sexe. Cette innovation est forte dans l'histoire des langues car, si les mots se transforment inexorablement sous l'érosion des changements d'articulation et d'intonation au cours des siècles, il ne s'agit pas là de l'effet de décisions conscientes et collectives des locuteurs. Aussi bien, certains mots tombent en désuétude et sont remplacés par d'autres mais, dans le cas de hen, il s'agit d'une mutation volontaire d'un élément de la structure grammaticale de la langue, un peu comme si l'on décidait aujourd'hui de dire oul en français pour ne plus avoir à choisir entre il ou elle.

C'est dans ce contexte sans précédent que paraît la biographie véridique et fascinante de Therese Andreas Bruce (En sällsam historia från 1800-talet, Inger Littberger, Makadam förlag ISBN 978-91-7061-133-9).

Therese Andreas naquit le 28 décembre 1808 en Suède d'une noble famille en partie d'ascendance écossaise. Huitième enfant d'une grande fratrie, elle connut d'abord une enfance spartiate dans la maison de parents qui appartenaient encore à la fine société de l'époque mais auxquels un revers de fortune fit connaître le sort amer des aristocrates désargentés.

Cela n'est cependant que l'arrière plan de la vie de Therese Andreas qu'elle raconte elle même dans une langue sans artifice de style quoique pour nous un peu archaïsante. Ce qui est si singulier, c'est le désir fort de celle qui reçut à la naissance les prénoms de Christina Therese Isabelle Jeanette Louise d'affirmer une identité virile d'homme dans un corps qui avait les apparences de celui de la femme. "Si on ne me laisse pas mettre des pantalons, je ne peux pas vivre (p. 83)". Cette phrase forte résume la vie hors du commun de cette Suédoise, qui rappelle Lady Oscar du film de Jacques Demy ou, à l'inverse, le Chevalier d'Eon du siècle précédent.

Le chirurgien Hagströmer qui l'avait examinée le 14 octobre 1826 avait conclu: "La fille de M. Adam Bruce, Christine Therese Isabelle Jeanette Louise est âgée maintenant de 16 ans et j'ai constaté qu'elle est à un haut degré hermaphrodite ou bisexuée, ne possédant toutefois pas les composants complets de l'un des deux sexes quoique les éléments correspondraient de plus près à ceux du sexe masculin". Dès lors, Therese devient Ferdinand Andreas Eduard.


Dans des conditions qui ne sont pas bien élucidées mais qui ont probablement été aussi violentes que non désirées, Andreas, auquel on ne connaît que des attirances pour la gent féminine, devient enceint d'une petite fille qui naît en juillet 1838, Emma Elisabet Carolina. Plusieurs des lettres qu'il écrivit à "sa Lina tendrement aimée" sont publiées à la fin du livre.

Andreas vivra une longue vie de dénuement à l'écart sur la grande île de Gotland, au milieu de la mer Baltique, où il mourut d'une pneumonie le 27 janvier 1885 à 77 ans.

Les écrits de Therese Andreas sourdent de la plume d'une âme attachante, sensible et généreuse, profondément pieuse et mystique (p. 85). C'est avec beaucoup de souffrance qu'il vit la confusion d'une vie qui le rend à la fois fille et fils, sœur et frère, mais ni vraiment mère, ni vraiment père.

 Therese Andreas, née femme et mort homme, aurait probablement vécu un quotidien moins lourd si sa langue maternelle avait déjà connu le pronom hen.

PS: La longue introduction remarquablement documentée du livre fait état d'un roman de Frida Stéenhoff publié en 1911, "Ett sällsamt öde" qui pourrait avoir été inspiré de la vie de Therese Andreas. Le personnage principal, Mikael Ignace, amoureux d'Ethel Fairchild, est aussi une âme d'homme dans un corps de femme. Ethel, qui en est fort éprise, tombe gravement malade, quand elle découvre la vérité. Leur séparation prend la forme d'un dialogue très troublant qui esquisse combien, dans de tels cas, les raisons de l'âme peuvent ne pas être celles du corps:

"- Mon coeur est si ardemment chaleureux et sensible, [dit Mikael]. Mais il ne m'écherra jamais de part de bonheur. Les baisers que nous échangeâmes en fiancés sont les seules caresses qui auront adouci ma solitude lorsque je trépasserai. Je t'en remercie, Ethel ! Il n'y a pour toi point de vergogne. Tu ne savais pas alors l'être repoussant et maudit que je suis. Mais je suis pourtant si pur et innocent. De tels propos paraissent sans doute singuliers dans ma bouche mais la vérité est que je suis aussi inexpérimenté qu'un nouveau né. Je ne sais rien de ce que je désire ; je ne comprends pas ce que je veux ; je ne me comprends point moi-même. Tout m'est énigme. Je suis comme un esclave aveugle qu'un fouet jette en avant sur un chemin qu'il ne connaît point. Maintenant, tu sais quel genre d'être je suis. Peux-tu avoir une étincelle de compassion et me pardonner ?

-  Je te pardonne, dit Ether amicalement. Mais ma compassion ne se muera jamais, jamais en tendresse, ajouta-t-elle doucement.

- Je ne le désire point. Ton pardon est plus que je n'osasse espérer.

- Je trouvais que tu avais un caractère d'or pur et, d'une certaine façon, je le trouve toujours, ajouta Ethel avec gratitude. Comment as-tu pu agir comme tu l'as fait ? Cela m'est incompréhensible. Cela ne s'accommode point de tes autres qualités. A moi aussi tu es une énigme.

- Je ne comprends point moi-même comment je fais pour persister dans cette constante duperie. Mais l'épouvante d'être découvert quelque jour - et c'est bien épouvante que j'en ai - ne peut cependant point faire que je me dépouille de mes vêtements d'homme.

- C'est par habitude que tu y es à ce point lié. D'ailleurs, tu les portes d'une façon qui fait parfaitement illusion. Lorsque je te vois parmi d'autres hommes, avec ton allure virile, moi-même je ne puis point déceler qu'il y ait le moindre artifice en toi".