Mon
propos pourra sembler décousu mais tout tourne autour de la famille.
Mon
intérêt pour les langues est si parallèle à la généalogie que
je ne me souviens plus lequel a paru le premier. J’ai été enfant
à une époque où le ressentiment contre les Allemands, et même la
franche haine, étaient partout, dans les films qui passaient à la
télévision comme dans les conversations du troquet de la gare. Or,
le père de mon arrière-grand-mère luxembourgeoise était né à
une bonne trentaine de kilomètres en aval de Trèves. Aux abords de
Noël, ma grand-mère mettait sur l’électrophone un 33 tours de
chants traditionnels allemands. Je ne pouvais ignorer qu’une partie
de la vie qui coulait en moi était venue de rigoles allemandes. Je
prenais avidement des notes quand ma marraine, la sœur de mon
arrière-grand-mère, se laissait aller à parler de son enfance et
de sa jeunesse entre Luxembourg, Nancy et Trèves, s’affranchissant
des frontières bien avant l’Union européenne. Si l’allemand
fut, évidemment, la première langue « étrangère » que
j’appris au collège, c’est de ma marraine, puis de parents du
Gutland, que j’appris le luxembourgeois, à une époque où il n’y
avait presque rien qui le facilitât.
Je
n’avais par contre pas connu mon arrière-grand-père mais je
savais qu’il avait eu le breton pour langue maternelle, une langue
alors fort méprisée. Il me suffit de repenser aux chansons comiques
de l’époque, de « ils ont des chapeaux ronds » au
groupe comique « Les Charlots ». Je me mis au breton plus
tard. C’était plus difficile que le luxembourgeois en l’absence
d’un environnement vivant de cette langue.
Mais la
découverte progressive de convergences entre les trois langues,
malgré leur grande dissemblance au premier abord, incarna l’unité
de l’Europe, l’unité des miens et, au final, la mienne. Le sang
et la haine, la morgue et l’arrogance, scandaleux en soi, le
devenaient plus encore quand se dévoilait la parenté profonde,
multimillénaire, de tous ces idiomes. La généalogie des hommes, la
généalogie des langues, c’est tout un.
Uxor.
Voilà bien un mot que j’avais eu le plus grand mal à retenir au
collège. Mais quand j’appris qu’il devait se decomposer en UK +
SOR, c’est à dire la racine de mots tels que joindre, joug ou
yoga, quel horizon s’ouvrit à moi et que j’aime à penser que
mon épouse est une sœur que je me suis joint !
Les
autres sont mes sorores, sans doute SUO + SOR. Suo est peut-être le
réfléchi, la propre sœur par opposition à la sœur conjointe en
mariage. Le fils est (Η)YΙΟΣ en grec ancien. Vu l’histoire
phonétique de la langue, sans doute issu de suios, peut-être swios.
Y aurait-il aussi le réfléchi à la racine, le sien comme on dit
les miens de ses parents ? Serait-ce sous-jacent dans le sunus
lituanien, universellement retrouvé sous une forme amuïe en slave
et en germanique ?
Il est
vain de nier que la plupart des langues parlées aujourd’hui en
Europe procèdent d’un idiome originel à partir duquel elles ont
divergé, non sans se colorer ici ou là d’autres langues
rencontrées en chemin. Mais la langue mère, forcément, a été
elle aussi une langue fille ayant sans doute des langues sœurs, des
langues cousines. Il y a eu une grand-mère et une arrière-grand-mère
et …
Mais
c’est vertigineusement loin de nous et, de même que la plupart
d’entre nous ne peuvent pas identifier nominativement leurs
(extrêmement nombreux) ancêtres ayant vécu au Xème siècle, nous
n’osons même pas avancer des conjectures.
Ce que
nous percevons comme des désinences, des systèmes flexionnels
élaborés, se révélerait peut-être bien comme des postpositions
voire des mots autonomes. La complexité ultérieure apparaîtrait
comme le brouillage d’un système plus simple dont les éléments
n’avaient plus été compris.
Je suis
décontenancé quand je lis certaines contributions de linguistes.
J’ai l’impression que beaucoup abordent la phonétique des
langues comme si elle pouvait se réduire systématiquement à des
équations, à l’imitation de la chimie et de la physique. Je crois
plutôt que c’est l’analogie qui, progressivement et inégalement,
a raison des singularités.
Père
se dit AB en arabe et en hébreu antique. ABBA hébreu correspond à
papa. Les Berbères disent BABA ou VAVA. Est-ce une simple
coïncidence que le terme enfantin indo-européen le plus répandu
soit aussi constitué d’une occlusive labiale ?
Je
pourrais bien imaginer que l’on est en présence d’un reste de
langue aïeule. Quand la branche qui allait devenir l’indo-européen
a accouché d’un système flexionnel, elle a eu besoin d’ajouter
au PA / BA quasi universel un élément qui lui permettait
d’accrocher des désinences. Pour communiquer avec le bébé, papa
suffisait. Mais, avec les adultes, il fallait pouvoir nuancer des
accusatifs, des génitifs ou des ablatifs. En revanche, le mot était
et reste l’un des premiers que l’on apprend à un bébé et,
évidemment, on se limite à une occlusive et une voyelle. Je veux
dire par là que les alternances que l’on observe par exemple en
grec ancien entre le nominatif, le vocatif et le génitif résultent
de l’analogie. Mais il n’y a certainement jamais eu de laryngale
à la finale de la racine. Quel père et quelle mère apprennent à
parler sur cette terre à leur bébé en commençant avec les
laryngales ?!!
La même
réflexion vaut pour mater / matir. On a la sonante nasale que l’on
retrouve en arabe, en hébreu et en berbère ainsi que chez la mama
des Européens. Le suffixe a été ajouté ultérieurement pour
intégrer le mot du vocabulaire primitif au système élaboré de
déclinaison.
Et le
frère ? Il est bien possible que le mot ait pour racine celle
qui signifie « porter » dans les langues
indo-européennes, le frère étant alors perçu comme celui qui a été
porté par la même mère. Il pourrait avoir reçu le même suffixe
que celui du père et de la mère du fait que celui-ci avait été
senti de ce fait comme caractérisant les relations familiales.
Il est
passé aussi à la fille, peut-être à partir de la racine
signifiant conduire, puis éduquer.